J'ai écrit sur la séquence de vie qui suit il y a quelques temps déjà. En la relisant il y a 2/3 semaines, je l'ai trouvée plus que merdique. Donc, direction, poubelle. Et je l'ai réécrite cette semaine.
Je ne sais pas si cet instant est solaire/Balance. En tous cas, il est EDF Soleil Balance MVIII – Vénus/Mars en Vierge MVII~ Éclater ~
Une étoile qui coiffe mes longs cheveux raides. Chignon ou natte ? Cette barrette ou celle-ci ? Qu'est-ce qu'ils sont beaux, tes cheveux...
Deux autres qui essayent les trésors contenus dans une boîte à bijoux. L'insouciance du présent. Une odeur de vanille, ronde et enveloppante. Des mots qui se chuchotent, d'autres éclatés et éclatants de rire. Des yeux qui brillent comme des pépites, ouverts sur le monde de l'autre. Des mots de petites filles libres comme un rêve dans la pénombre d'une chambre d'hôpital, juste éclairée par les lumières du couloir. Des mondes à part, au bord du monde.
Émilie, l'aînée, qui doit avoir 12 ans. Judith et Laura. Des petites étoiles tombées du ciel qui redorent une pièce si grande, beaucoup trop grande en ce soir particulier, qu'elles se sont réunies sur un lit. Le mien. Il faut dire que je suis la moins mobile du groupe.
_ Allez, les filles, il est tard. C'est l'heure de vous coucher, nous dit une infirmière en entrant dans la chambre.
Laura claque un bisou franc et généreux, un énorme bisou baveux à Judith qui pouffe
« pouaaah, t'es dégoûtante » en s'essuyant la joue de son pyjama.
Au tour d'Émilie, paf sur sa tête, et enfin moi ce qui me fait tomber en arrière. Atterrissage sur l'oreiller. Un concert de beurk et de bonne nuit qui volettent sur les murs de l'hôpital.
Une jolie nuit sur vous, les petites étoiles.
Je suis allongée sur une table fine dans la pièce où l'on plâtre les enfants aux os tordus. Les murs sont verts. C'est pas beau, cette couleur. Et la lumière trop vive. Des bruits métalliques entrecoupés de plastiques et papiers déchirés.
Ça ne sent pas vraiment bon ici. Ça sent le renfermé et les médicaments. La poussière, la terre mouillée à l'antiseptique. Une pointe de vinaigre fade. Mais pas seulement. L'effluve est dense par moment. Des choses lourdes et acides me parviennent par brides sans que je ne parvienne à les saisir. Qu'est-ce que c'est ?
J'aime bien la dame à côté de moi. Je parle, je ris, je piaille et lui pose plein de questions. Elle aussi m'en pose. Tu es en quelle classe, tu aimes l'école ? J'y réponds avec enthousiasme.
Je revois mes bras qui accompagnent des mots qui s'envolent au rythme de mon cœur. Mes fines mains qui les lancent plus loin dans cette vilaine pièce, les sèment pour la repeindre avec ma palette de couleurs, les cisèlent de fantaisie, et en recueillent de nouveaux à remodeler avec gourmandise.
Ça bouge, ça pétille, c'est coloré. La moins mobile de corps, peut-être, mais il y a un mouvement du tonnerre qui coule dans mes veines. Je suis une petite fille de 6 ans et un vrai moulin à paroles. Je mouline la vie par-delà ce que je suis. Par-delà les raideurs de corps et celles de ces horribles murs qui me surplombent. Plus haut, jusqu'au ciel. Ces courbures de mon dos, tous les os tordus rafistolés avant moi ici, ce sont celles des enfants qui s'arquent en ciel. Des enfants qui défient les lois de la gravité et les déstabilisent dans un véritable tour de force.
Et chasser les nuages de cette effluve qui gagne du terrain. Mon cœur bat plus vite. Je n'arrête pas. Insatiable, des tonnes de légèreté... Surtout que la dame sourit beaucoup. Je m'intéresse aux gens que je rencontre. Je les regarde, vraiment. C'est même mon pouvoir magique. Mais ça, je ne le sais pas encore.
La dame se penche vers moi. Quelque chose change dans l'air. Moins aérien. Il se vide de lui-même par bouffée. Ça retombe sec à la vue d'un objet massif, trop massif pour faire partie du paysage d'une enfant. Un masque à gaz en caoutchouc noir.
En moi aussi, ça redescend... Et mes bras suivent le mouvement puisqu'ils n'ont plus rien à porter. Une variation, une cassure. Non, en réalité, une assonance. Une harmonie dans l'air. La peur... J'y suis. Je comprends mieux cette étrange effluve qui m'échappait, que je repoussais à la force de ma légèreté. Oui, j'y suis toute entière. Dans cette pièce, ça sent la peur et les visages mouillés de larmes. Ça sent les cœurs humides des corps indociles.
_ Je vais te poser ça sur le visage, me dit-elle en présentant l'objet au-dessus de ma tête. Tu vas bien respirer et t'endormir. Tu vas voir, tu vas faire de jolis rêves.
J'ai peut-être la fraîcheur de l'enfance mais mon innocence s'arrête-là. J'en ai déjà vu quelques-unes avant d'arriver là. Je sais que l'on ne fait pas de jolis rêves en respirant dans une telle horreur, dans ce qui ressemble à un cauchemar.
_ Non, je ne veux pas être endormie. Je ne veux pas. Faîtes-moi le plâtre sans m'endormir. Je ne veux pas que tu me mettes ça. Non. S'il te plaît.
_ Ce n'est pas possible. Tu dois être endormie, m'explique-t-elle en avançant le masque vers mon visage.
Tout va très vite. À mesure qu'il trouve le chemin de mon visage, prêt à m'engloutir, je secoue la tête. Des
« non » paniqués plein la bouche et mes bras s'affolent au rythme de mon cœur cognant. Le mouvement de la vie...
Deux mains venues de je-ne-sais-où maîtrisent ma piètre rébellion tandis que la dame attrape mon visage pour plaquer le masque dessus.
_ Respire...
Entêtée dans l'âme et l'instinct de survie au taquet, je coupe mon souffle tout en continuant à me débattre. Mollement, mais je lutte quand même, au moins pour la beauté du geste alors que celle d'un zeste d'âme s'écoule de mes yeux qui supplient et hurlent en silence.
Je résiste tant que je peux, comme je peux, jusqu'à ce que je manque d'air. Violente inspiration. L'odeur acide du gaz me transperce le nez. Ça brûle. Je rends les armes.
Fais de beaux rêves, la petite chérie.
La mouflette dans les vapes, mon chirurgien et les orthoprothésistes vont entrer pour les choses sérieuses : me sculpter un plâtre de rêve. Un plâtre EDF
(Élongation, Dérogation, Flexion)... Oui, rien que ça. Et non, ça ne clignote pas la nuit. Il n'a de lumineux que le nom.
Vêtue d'un jersey protecteur, mon corps est d'abord posé sur une table spéciale, laquelle est surmontée d'un cadre. À l'aide d'un système de poulies, de sangles autour de mes chevilles et d'une mentonnière, je suis maintenue à l'horizontale.
Plusieurs bandes de toiles sont ensuite enroulées autour de mes déformations. Mon corps est alors soumis à nombre de tractions pour rectifier ma scoliose en l'étirant autant que possible. Une fois que la position est trouvée, ils retirent la table. Mon corps se retrouve en suspension. Seule une barre sous la nuque et une autre sous les fesses assurent un minimum d'appui. Rien de tel pour initier un petit bout de fée au vol plané. Et ça, comme mon pouvoir magique, je ne le sais pas encore.
Le moulage du plâtre collection automne/hiver peut débuter. La tenue complète pour moi, du haut des cuisses jusqu'au menton. Petit privilège des grands arc-en-ciel. Je vais devoir le garder 3 mois. Le plâtre que je dois garder 3 mois, pas l'arc... Lui, c'est toujours.
J'ouvre les yeux, la lumière du jour m'aveugle. Je m'y reprends plusieurs fois. J'ai très mal à la tête. Hôpital. Je suis à l'hôpital. Ça tourne. Je me sens lourde. Vaseuse. C'est dur et rêche sous mon menton. Épuisée. Ma tête... Oh, j'ai doublé de volume. Quand je respire, c'est dur sur mon ventre. Cette odeur piquante, de poussière mouillée. Celle du masque à gaz qui me revient et me secoue. Une boule se forme et monte en moi.
Tout n'est que dureté lorsque je promène ma main gauche sur le plâtre, quelque chose me pinçant celle de droite. Elle est plus lourde.
Tout s'est alourdi en quelques heures. C'est dur partout.
Des gémissements. Une voix s'élève. Le lit en face du mien... C'est Judith qui appelle sa maman. Je tourne les yeux à gauche le plus fort possible, Émilie est endormie.
Les pleurs de Judith. Encore. Sa petite voix qui se brise et ses éclats qui ricochent sur les murs et me fendent le plâtre... Ses larmes qui me traversent par vagues. Cette dureté qui afflue. Qu'est-ce que c'est dur. La boule qui grossit en moi, qui remonte, me broie et me noie... Maman...
Maman qui ne viendra pas aujourd'hui, peut-être mercredi... Maman... Et j'éclate en sanglots.
Et ça, qu'est-ce que c'est !? C'est quoi qui me démange la main droite et tous ces trucs collants dessus ? Je gratte, je tire. Je m'énerve dessus. Je m'énerve autant que je pleure.
_ Mais qu'est-ce que tu as fait !? Il ne fallait pas y toucher !Je dois te reperfuser maintenant. Je vais t'attacher les mains pour que tu ne recommences pas.
_ Oh non, s'il te plaît... Je n'ai pas fait exprès, ça me grattait.
_ Je vais quand même t'attacher, s'agace l'infirmière. Et arrête donc de pleurer, continue-t-elle en levant les yeux sur mon plâtre, ça va faire fondre ton plâtre et on devra recommencer.
Toutes mes larmes ne feront pas fondre le plâtre. Je le sais bien. Sauf que cette phrase, cette terrible phrase, sur ces quelques heures éprouvantes ferme les vannes de mes eaux intérieures.
J'ai envie de pleurer plusieurs fois cet après-midi-là. Et aussi dès que la vague larmoyante de Judith me parcourt. Chaque fois, je réprime ce cours émouvant de la vie. Cela me fait mal, ça se fige très loin à l'intérieur. Et ça aussi, comme mon pouvoir magique, je ne le sais pas encore.
Bon retour sur terre, petite humaine à fleur de plâtre.
Le soir, mon père me rend visite. Il me regarde longuement, le temps de se faire à mes nouvelles proportions ainsi qu'à la mentonnière qui maintient mon visage. Je ne me souviens plus de ses paroles à ce moment-là.
Il finit par relever le drap qui me recouvre. Il me détaille et son regard se heurte sur les liens qui me nouent les mains aux barrières du lit. Ça le serre plus fort que moi. Son silence fait presque le même bruit que ceux entendus le matin dans la salle de plâtre. Un tintement et une déchirure.
Une longue journée de travail, le train pour se rendre à Paris, le plâtre et surtout ces liens qui emprisonnent sa fille... Incompréhension.
Évidemment, Grand Chef les défait avant même de chercher à comprendre ce qu'il s'est passé.
Peu de souvenirs des journées suivantes, mais bien celui des repas mixés pour je m'habitue à la mentonnière.
Le Professeur et mes neuropédiatres qui examinent mes radiographies avant/après. Je suis entre de bonnes mains, on fait équipe. Le Professeur est satisfait du résultat. Il est le seul à s'occuper des scolioses des enfants comme moi. Il a révolutionné leur prise en charge. Il est absolument adorable avec ses petits patients. Il les écoute, extrêmement attentif, les place toujours au centre du projet de vie. Mais il pique des colères foudroyantes devant la négligence d'un appareilleur, par exemple, ne serait-ce qu’une légère approximation. Il fait trembler tout le service. Dès qu’il arrive, tout le monde file droit. En même temps, normal, il est Professeur en chirurgie orthopédique.
Le souvenir d'Émilie qui crie de stupéfaction en découvrant sa jambe droite toute orange. Je la compare à une carotte géante.
Je m'adapte difficilement au plâtre. Mes repères sont bousculés. Surtout la nuit parce que je ne supporte pas longtemps la position sur le côté à cause des appuis sous les bras. Or, je ne sais dormir que sur le côté.
Après une hospitalisation de 8 jours, je finis par rentrer chez moi. On prodigue les derniers conseils à mon père. Les ambulanciers arrivent et je déborde de joie. Un feu d'artifice. Des mots colorés. Des mains qui tournoient.
Comme l'un d'eux arbore une sacrée moustache, je lui demande si je peux l'appeler Monsieur Moustache :
_ Et toi tu es mignonne, tu peux m'appeler Monsieur Moustache, me répond l'ambulancier en me caressant les cheveux.
_ Elle ne va pas s'arrêter de parler durant le trajet, prévient Grand Chef en assénant une tape encourageante à l'homme amusé.
La suite est filante... Il y a la joie interstellaire qui éclate lorsque je retrouve mes frères et ma petite sœur.
Les insomnies à cause de l'inconfort et les marques du plâtre au niveau de la cuisse gauche. Durant les 3 mois, je n'étais jamais complètement assise car le plâtre descendait bas. À force de frottement, ça m'a blessé.
Un lit de camp a même été installé dans la salle de classe pour que je puisse continuer d'aller à l'école
(centre de soins), le temps que le plâtre soit raboté et que je cicatrise.
Il y a Annie, mon institutrice, et son visage barré d'un sourire lorsqu'elle me réveille à la fin de la leçon de grammaire.
Il y a la toilette qui ne pouvait se faire qu'au lit et les cheveux lavés au lavabo en veillant à protéger le plâtre. Petit rythme à prendre.
La bouille toute ronde de ma sœur qui se penche pour me demander si
« ça fait mal ? » à la vue de mes longues mèches de cheveux qui tombent sous les coups de ciseaux dans la salle de bain.
Le jersey changé 3 fois par semaine par Jeanne ma kiné à l'école spécialisée et Marie-France
(une autre kiné) qui venait lui filer un coup de main avec Sonia, l'AMP
(Aide Médico Psychologique).
Il y a cette odeur de moins en moins âpre à mon petit nez mais toujours pesante. Les changement de jersey la réveille un peu.
Elle me tourmente parfois au point de demander à Olympe
(ma meilleure amie) et à d'autres si je sens mauvais. Que si je sens mauvais, c'est normal. Bien sûr, personne ne perçoit cette odeur. Je suis toujours fraîche.
Annie, encore, qui m'offre un flacon de parfum miniature. Ça sent les fleurs blanches et le ciel. Ça sent l'innocence et un petit cœur qui s'emballe. C'est tout doux, comme parfum. Comme présence. Ce sera le premier jus de ma longue collection.
Et puis, l'habitude, l'adaptation qui se fait et le quotidien ordinaire d'une enfant.
Enfin, il y a le mouvement de la vie qui se joue à bras-le-cœur.
Juin 2020, Navane
Tous travers prothésés,
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