Une nouvelle écrite en son temps...
LILITH
(Ecce homo)
*****
J. potassait l’annuaire depuis un bon moment quand, enfin, son index rencontra le placard escompté :
- MACHA BELINDA - PARAPSYCHOLOGUE - TAROTS - NUMEROLOGIE - VOYANCE - ASTROLOGIE ; RUE GASSENDI, 19 MONTPARNASSE PARIS 14 - CONSULTATIONS ; TOUS LES JOURS DE 9.00 A 18.00 H. TEL ; 44/07/86/13.
Sans perdre un instant, J. griffonna l’adresse sur son calepin noir, décrocha le bigophone et forma le numéro.
- ... Macha Belinda ?... Non, c’est sa secrétaire à l’appareil... Non, elle n’est pas ici pour l’instant mais vous pouvez lui laisser un message... C’est pour un rendez-vous ?... Très bien... Il ne me reste plus qu’une place aux alentours de trois heures... Oui, c’est cela... A trois heures mêmes... Nous vous attendons... Au revoir Monsieur !...
J. sentit son palpitant s’emballer quelque peu. Quelques sueurs. Jamais, en vingt-cinq ans d’existence, il n’avait eu recours à une voyante. Tout au plus, avait-il songé, un jour de cafard éperdu, à visiter une chiromancienne, mais il s’était rétracté au dernier moment.
- Notre avenir est en nous, avait-il coutume d’affirmer. Personne ne peut faire notre vie à notre place... Encore moins notre bonheur... Tout n’est jamais qu’une question de volonté. La volonté est la cravache indispensable si l’on entend bien mater les soubresauts du destin... mais aussi :
- ... On a vraisemblablement le destin qu’on mérite... mais encore…
- Sans doute peut-on faire amende honorable en cours d’existence, et de là rectifier un avenir compromis...
En outre, il arrivait fréquemment à J. de balancer entre les théories existentialistes de Sartre ou Heidegger et les hypothèses jansénistes sur la grâce et la prédestination qui ne manquèrent pas de porter la disgrâce dans la vallée de Chevreuse, à Port-Royal en particulier.
Tout lui semblait dépendre de l’état d’esprit que recelait le moment où l’optimisme se voyait investi d’une mission de balancier, tantôt au zénith tantôt au nadir. En somme, bien que souvent recroquevillé sous de brûlantes certitudes, J. n’en était pas moins un sceptique. L’affirmation catégorique d’une chose se moulait dans un masque pour éluder le doute et d’une fois fustiger son contraire.
Là, juste avant de partir, il s’était payé le luxe d’un Yi-King. Comme ça, une façon qu’il avait ressentie de jauger sa confiance dans le devenir, la drainer au tamis du « on ne sait jamais », tout en ne désespérant pas de la restaurer au cas où le sort tendrait à lui tourner la soie. D’ailleurs tout ça ne prouvait jusqu’ici absolument rien. Quant au rituel, il s’apparentait davantage au jeu d’osselets sur fond d’onanisme mental nimbé de taoïsme et de confucianisme qu’à une pochette destinée à soulager les sinus du futur de tout un chacun.
Nonobstant cette réelle difficulté à se faire une idée précise quant à l’utilité de ces pratiques anciennes et de la véracité de leurs exégèses, J. avait jeté les pièces à six reprises.
Un hexagramme de cinq traits pleins, censés représenter l’énergie yang, et d’un seul segment discontinu mettant en exergue le pôle yin, s’étalait sur sa feuille.
Il ouvrit le Livre de sagesse chinoise à la page trente-deux et lut le compte-rendu du Yi-King.
« KEOU ; en haut du ciel, en bas le vent : LA RENCONTRE ».
Attention, situation dangereuse ! Une personne vient à votre rencontre. Si elle se livre facilement, c’est pour mieux prendre le commandement. Cette personne est si doucereuse et paraît tellement inoffensive qu’on veut s’en faire un(e) ami(e). Danger ! Si on lui résiste dès le début, elle ne réussira jamais à acquérir cette influence néfaste. »
J. laissa échapper une moue circonspecte, ferma le livre et haussa les épaules.
Il sortit.
***
Macha Belinda, la quarantaine, bonne gouge de belle troigne s’il en fût, se tenait face à J., les doigts croisés et la mine entièrement à la dévotion du thème qu’elle achevait de cerner.
- ... Pour résumer, disons que... vous êtes le Diable !... dit-elle, de but en blanc, le sourire aux lèvres.
J. eut un sursaut.
- Ne le prenez pas mal, ajouta-t-elle bien vite, le Diable n’est que le symbole de la révolte latente qui gronde en chacun de nous... C’est Lucifer, c’est Satan, c’est Prométhée, c’est le voleur de feu, celui qui, pour avoir voulu offrir la connaissance aux hommes, a été déchu et chassé du paradis terrestre...
J. ressentit un frisson lui parcourir l’échine.
- ... Dans l’absolu, le Diable n’existe évidemment pas, c’est un symbole, une métaphore, une allégorie, que sais-je ?... continua-t-elle. En astrologie, le Prince des Enfers, image d’Epinal de tout ce qui est caché, refoulé, enfoui dans l’inconscient, inconnu, et de ce fait tabou, est ici représenté par Pluton. Celui-ci, dans votre thème, trône au milieu du ciel, en Lion. Pluton étant la planète la plus petite mais également la plus lointaine, la plus compacte et la plus lourde en regard des sept autres, si on exempte la Lune et le Soleil, elle est du coup la plus lente. Elle met en effet 249 ans pour accomplir le tour du zodiaque et donc tend à influencer des générations entières. Cependant, comme ici, Pluton trouve sa dignité en votre ascendant Scorpion, elle devient la planète dominante de votre thème... Vous me suivez ?... D’autre part, elle s’oppose à votre soleil natal dans le secteur familial. Il semble y avoir chez vous une hostilité naturelle à l’égard de tout ce qui est établi et admis par la légalité ou la légitimité. Ceci trouve vraisemblablement ses causes au sein d’un problème de famille très ancien, une perte, une mort, un divorce, un conflit entre le père et la mère, ou quelque chose comme cela...
J. était soufflé par autant de précision. Il ne disait mot et buvait les paroles de l’astrologue comme un rosé bien frappé en période caniculaire.
- ... Vous êtes quelqu’un de secret, de mystérieux, qu’on a du mal à connaître. Ou bien on ne voit que l’aspect agressif du Scorpion ou bien seulement le côté rêveur et idéaliste de votre signe solaire. Vous avez une grande imagination, de l’intuition, du charme et un très fort magnétisme personnel. Vous semblez, également, posséder un certain goût de la manipulation secrète qui peut vous donner prestige et influence. Vous êtes, à la fois émotif et terre-à-terre…
J. ne regrettait décidément pas d’être venu. Là, jusqu’ici, rien à dire, il en recevait pour son argent.
- Je vois aussi une exagération dans les plaisirs. Vous êtes un passionné et un sensuel bien disposé à rechercher la vie facile et mondaine. La gourmandise, la bonne chère, vous prédisposent, du reste, à l’obésité...
Là aussi, Macha Belinda tapait juste. Il venait d’ailleurs de prendre dix kilos en à peine six mois.
- Vos sentiments ne manquent pas de sincérité, de diplomatie, ni de sensibilité ; vos élans du cœur sont généreux, affectueux, mais varient selon l’ambiance dans laquelle vous évoluez. Car l’Amour est susceptible de vous émoustiller, de vous faire rêver. Il peut également être source d’épreuves... Je vous en dirai plus dans un moment à ce sujet… Votre volonté étant faible dans le domaine affectif, vous n’opposerez que très peu de résistance aux tentations et sollicitations de certaines personnes, lesquelles sauront, habilement, se jouer de vos faiblesses… … … Je vois aussi une possibilité d’être trompé en amour et, malgré cela, vous saurez difficilement vous détacher de certaines liaisons fatales… … … D’autre part, vous avez une nette tendance à vous laisser entraîner et influencer par le mirage du bonheur illusoire, pouvant conduire à des relations chimériques. D’où il ressort une vite intime compliquée, embrouillée, comportant des liaisons irrégulières, des unions libres ou clandestines... Les liens seront noués et rompus brusquement… … … Vous devrez faire beaucoup de concessions afin d’éviter la séparation ou le divorce, d’autant plus que vous avez le respect de la parole donnée... Vos amitiés se rencontrent dans le cercle de vos activités, parmi des artistes et des intellectuels. Elles seront durables, parfois, jusqu'à la fin de votre vie… … ... Votre réussite sociale et professionnelle dépend, en grande partie, de votre persévérance et de vos efforts personnels. Vous êtes quelqu’un qui cherchez à vous mettre en évidence avec une tendance à vouloir vous élever par rapport à votre milieu soit pour conquérir votre indépendance, soit pour obtenir un pouvoir et dominer votre entourage... Il y a attrait vers une carrière représentative brillante, mettant en lumière, le théâtre, la musique, le chant ou touchant aux arts et lettres. Oui, je vous perçois bien écrire des poèmes, des contes... Surtout des contes !... De même qu’apparaît la possibilité d’une dépendance financière à l’égard d’une clientèle, type du commerçant (librairie ?)... … … Je vois aussi une possibilité de succès financier à l’étranger, soit par des contrats concernant les susdites activités, soit par un mariage avec une personne étrangère...
J. était pantois, désarçonné bien qu’encore malgré tout quelque peu dubitatif.
- Voilà, reprit Macha Belinda, pour revenir à ce que je vous disais tout-à-l’heure, il semble qu’un jour - mais peut-être est-ce déjà fait ? - vous allez rencontrer une fille de complexion plutôt vénusienne (la Lune en taureau, signe régi par Vénus, dans le septième secteur, secteur du mariage, du conjoint et des contrats...) et ça risque de mal finir... Je vous vois aussi faire du mal à un enfant... votre enfant...
- Du mal à mon enfant ?... demanda J. interloqué.
- Ne prenez pas tout ce que je dis au pied de la lettre ! Je ne fais qu’essayer de décrypter les choses suivant les aspects des planètes entre elles et leurs positions dans les différents secteurs... Mon but est de vous mettre en garde contre les éventuelles tendances négatives que je pressens dans votre thème. Si l’astrologie ne servait même qu’à anticiper les fâcheux avatars de l’existence, elle ne s’en révélerait pas moins utile, n’est-ce pas ?... Aussi, je vous en prie, ne prenez pas mal ce que je vais encore vous dire, puisqu’il vaut mieux prévenir que guérir, mais il n’est pas exclu que vous fassiez, un jour, un séjour en prison ou dans un hôpital psychiatrique... Un monastère ou un lieu fermé propice à la méditation… Bref, que vous vous retrouviez de quelque façon que ce soit, à l’ombre ou en exil, à moins que vous n’ayez des problèmes à la suite de procès pour différents litiges et dettes de jeu ?...
J. ravala sa salive.
- Et la Lune
Noire ?..., demanda-t-il, on m’a un jour parlé de la Lune
noire...
- La Lune
Noire, ce point fictif sur la trajectoire orbitale de la lune autour de la terre, chez vous se situe en Bélier, dans le cinquième secteur. La maison d’ordinaire associée au Lion, qui englobe le monde des créations, des œuvres, des amours, mais également des jeux et des enfants...
- Que représente la Lune
Noire ? interrogea J, visiblement de plus en plus intéressé.
- La Lune
Noire ou Lilith, la femme du Démon. Un nom qui a fait trembler des générations de prêtres et de rabbins. Pour la Bible, Lilith est la femme de Satan, responsable de toutes les fautes féminines, de toutes les tentations et autres aberrations sexuelles. Selon le Zohar (commentaire rabbinique des textes sacrés), Eve ne serait donc pas la première femme d’Adam ! Lorsque Dieu créa le premier homme, Adam en l’occurrence, il le fit parfait, androgyne ; autrement dit mâle et femelle. Une femme nommée Lilith cohabitait réellement en son corps. Mais comme cet androgynat était improductif, Adam se retourna contre Dieu. Celui-ci scinda alors le corps du premier homme en deux parties, appela cette nouvelle moitié Lilith et la donna pour épouse à Adam. Cependant Lilith refusa. Elle ne souffrait pas lui être offerte. Elle s’offusqua à l’idée de lui être inégale, inférieure... Une féministe avant la lettre, quoi… Alors elle s’enfuit et plongea dans les bras de... Satan ! Dieu se résigna. Il prit une côte d’Adam et créa Eve, femme soumise, consentante, en parfaite position subalterne devant l’homme. Voici pour la légende... En gros, la révolte, l’insoumission, la volonté de faire déflagrer les préjugés sont l’apanage de Lilith. Dans un thème astral, si la Lune met en exergue notre côté féminin, sensible, douillet, rêveur, maternel (la Lune, c’est Eve), en revanche, la Lune
Noire, elle, nous pousse à la transgression, à la désobéissance, à la séparation... Elle met à peu près neuf ans pour accomplir le tour complet du zodiaque. A chaque passage dans notre signe, elle provoque un sentiment d’hyper-conscience. Tout nous semble, d’un coup, limpide comme du cristal de roche. Toute notre réalité affective, professionnelle ou familiale est passée au crible de notre lucidité. La lumière que projette la Lune
Noire est tellement nette, voire « pure », qu’elle en devient cruelle. D’un coup, toutes les absurdités, errances, carences et autres erreurs nous apparaissent au grand jour. Et l’on se sent terriblement seul… Ainsi convient-il de prendre impérativement une décision. Décision bien entendu lourde de conséquences car il est ici question de rupture, de remise en cause, de changement radical... Il s’agit de couper net avec quelque chose, quelqu’un et même, une partie de soi-même... Mais le rôle de la Lune
Noire est positif. Si on a la force de prendre cette décision, on accédera à un nouveau mode de vie, à une personnalité plus riche, plus libre. Il faut accepter cette déchirure pour évoluer humainement, recomposer ses forces, regagner confiance en soi et parvenir à l’autonomie. Comme pour Lilith, la quête de notre liberté est à ce prix…
***
J. paya l’astrologue sans mot dire ; sa mine était pâle.
Il se demandait s’il avait finalement bien fait de franchir le pas et de consulter cette voyante.
L’idée d’un mécanisme inéluctable, mis en place arbitrairement, qui contribuerait à agir sur les émotions et, à fortiori, les actes de l’individu, gênait quelque peu son côté terre-à-terre et bourgeois.
- Ne vous tracassez pas, lui dit encore la sibylle, espérant ainsi le rassurer, l’astrologie n’est ni synonyme de fatalité, ni de drame, ni de destin inexorable. Non, par contre, l’astrologie peut aider à vous rendre indépendant, autonome, libre de connaître les limites de votre liberté, de composer avec vos contradictions, d’accepter les différences, être à l’écoute des autres, bref, de communiquer ! C’est un outil permettant de sonder vos tendances cachées, vos richesses voilées, qui peut servir à cultiver votre terre intérieure, observer les anciennes moissons pour mieux préparer la nouvelle. Car, en définitive, le seul moyen de maîtriser la destinée est de se conquérir soi-même. N’avons-nous pas en chacun de nous toutes les semences du bien et du mal ?... ajouta-t-elle avant de lui serrer la main.
J. sembla un peu plus rassuré.
- Et puis, dit-elle encore avec un large sourire et un clin d’œil en sus, si vous faites réellement de la prison, un jour - qui peut savoir ? - utilisez votre temps libre de manière constructrice : écrivez ! Ecrivez … Ecrivez des contes, par exemple...
Elle lui fit encore un petit signe puis la porte se ferma.
***
EPILOGUE
Les années passèrent.
Un beau jour, J. rencontra une jolie blonde à tendance vénusienne bien marquée dont il tomba éperdument amoureux. Elle était née sous le signe du Cancer, mais présentait la planète Vénus en position dominante dans son thème astral. De plus, elle était étrangère, vu qu’il possédait la nationalité belge et elle, la française.
Sans tarder, il l’avait épousée.
Durant trois bonnes années, tel un talisman, le bonheur sublimait leur entente tandis que l’Amour réchauffait de ses puissants rayons fauves leurs entrailles.
Enfin, au fil du temps, les choses évoluèrent à rebrousse-poil.
Pour différents prétextes et raisons nébuleuses, J. s’absentait de plus en plus souvent. Faisant valoir un regain de travail, il semblait bel et bien prendre ses distances. Quant à Alice (tel était le nom de sa pulpeuse compagne), elle devint maussade, acariâtre même. Elle perdait du poids, son teint pâlissait et ses forces déclinaient chaque jour plus.
La mouise conjugale s’installait à coup sûr.
Lorsque J. se montrait, de manière quasi inévitable, la bagarre commençait. De plus en plus souvent, il lui arrivait de rentrer saoul comme un Lieutenant de réserve en rappel, ce qui, bien sûr, n’arrangeait rien. Alice, naguère si placide, avenante et candide, était méconnaissable. Pareille à une furie, elle cassait la vaisselle, marmonnait des injures et des imprécations dans un torrent de menaces inconsidérées.
Inexorablement Alice se changeait en mégère.
Un beau matin, J. trouva sa valise bouclée sur le seuil de la porte. C’était un jour de février ; le sol parisien était recouvert d’une fine pellicule de givre et le monde citadin semblait tourner au ralenti.
J. avait haussé les épaules, empoigné promptement sa valise et poussé la porte de la demeure conjugale sans tintouin.
- Ca s’arrangera sûrement... pensa-t-il.
Mais rien ne s’arrangea, au contraire.
Bien vite, Alice se consola dans les bras d’un autre homme.
Alice et J. s’étaient bien revus l’espace d’un jour et une nuit (qu’ils avaient passée ensemble), au lendemain de leur rupture, mais il n’y avait eu aucune suite.
Souvent, J. avait pensé à Alice, à leur bonheur illusoire.
Hanté par la nostalgie, il avait souvent versé des larmes en resongeant à sa candeur première et à tous ces bons moments qui ne manquaient jamais d’émailler ses souvenirs, mais aussi, aviver, momentanément, la tristesse et les regrets. Même si à chaque fois, l’amour-propre revenant à la charge et l’alcool aidant, il ne pouvait s’empêcher de finalement lui en vouloir pour la manière quelque peu cavalière dont elle l’avait chassé. Foutu dehors !
Le jour où J. apprit par la bande qu’Alice avait déménagé et filait le parfait amour avec un nouveau compagnon, et ce, un mois à peine après leur séparation, il devint comme fou. D’un coup, il négligea son turbin de publiciste. Dans le dessein avoué de retrouver les nouveaux tourtereaux et les empêcher de lui nuire plus longtemps, il se mit à arpenter le pavé de la ville jour et nuit.
Cela dura des mois.
Et ce qui devait arriver arriva.
Un soir où, comme à son habitude quelque peu éméché, J. titubait le long de la rue Surcouf, à deux pas de la l’Esplanade des Invalides et de la Tour Maubourg, il crut reconnaître Alice.
Une jambe à demi au dehors, elle semblait éprouver beaucoup de difficultés à s’extirper d’une voiture blanche.
Son compagnon termina sa manœuvre avant de lui venir en aide.
Il était grand, brun et avoisinait la quarantaine.
Sans bruit, J. s’était rapproché.
Il n’y avait plus de doutes, il s’agissait bien d’Alice... Et si celle-ci éprouvait autant de mal à s’extraire du véhicule, c’était ni plus ni moins parce qu’elle arborait fièrement le ventre bombé d’une future parturiente.
Alice était enceinte d’au moins sept mois.
Le sang de J. ne fit qu’un tour. D’une fois, il avait dessoûlé.
Machinalement, sa dextre plongea dans les profondeurs de sa poche pour rentrer en contact avec l’engin de métal froid. Sans réfléchir, il le serra et, dans un geste ellipsoïdal, le sortit à la barbe de la nuit.
Six coups de feu furent renvoyés par l’écho nocturne, puis la vision de J. se brouilla. Tout comme son âme, ses jambes l’abandonnaient, sa tête pesait la tonne. Il vacilla sur ses quilles et chuta.
A quelques mètres de là, deux cadavres trois-quarts gisaient sur la chaussée, unis dans l’au-delà par un sang de même couleur qui se répandait abondamment le long des pavés.
***
Après quelques mois passés à la prison centrale « Les Grands Frênes », son état mental le nécessitant (on lui avait confirmé qu’outre avoir refroidi son ancienne épouse et le nouveau concubin de celle-ci, il avait également supprimé sa future progéniture : une lettre lui étant destinée mais non envoyée l’attestait bel et bien...) J. fut transféré à l’hôpital psychiatrique Saint-Zozime de la rue Cabanis.
Il y resta un bon nombre d’années. Là, lorsque sa santé le lui permettait, il s’appliquait à la rédaction de poèmes, de nouvelles, mais surtout de contes dont le titre générique envisagé, chatouillait particulièrement sa fierté.
- LES CONTES DE LA LUNE
NOIRE !... Voilà un bon titre !... avait-il coutume de répéter aux docteurs Wallenberg et Vierzon, ainsi qu’aux infirmiers, condescendants et lassés à la fois.