Interview de Jivan Claire GROSSO par REEL Editions
Réel : Qu'appelez-vous la dynamique du retournement ?
Jivan Claire Grosso : Certaines personnes restent cristallisées dans un ressenti comme la culpabilité, la jalousie, la peur ou la haine, alors que d'autres arrivent plus ou moins bien à traverser ces ressentis. Voyant cela, je me suis demandée quel est le processus qui permet la transformation des enfermements et des ombres ? J'ai observé certaines étapes que nous parcourons pour alchimiser notre difficulté intérieure. J'en ai repéré cinq.
Réel : Mais il y a des gens qui restent cristallisés toute leur vie...
J.C.G : Je pense à quelqu'un qui est cristallisé dans la rancœur. Cela prend une place énorme dans sa vie, dans son corps aussi... et cela peut, hélas, durer toute une vie ! La cristallisation, c'est comme un nœud énergétique qui nous mange de l'intérieur, sans même que nous en soyons conscients.
Réel : Quand on est dans la rancœur, que fait-on ?
J.C.G. : Aucune alchimie n'est possible sans une prise de conscience. Cela sous-entend d'accepter de regarder, de mettre de la lumière sur ce que je ressens dans mon corps, dans mon émotion, dans ce qui se passe dans les processus mentaux répétitifs, voire obsessionnels. Donc d'abord le mouvement intérieur, une bonne volonté pour dire : " Je veux bien regarder ".
Après cette première étape, il y a, je crois, à accueillir tout ce que cela sous-entend. Dans le cas de la rancœur, on peut imaginer qu'elle est intimement liée au passé de la personne, c'est-à-dire l'écho de vécus anciens, peut-être dans la petite enfance ou dans la vie intra-utérine. Dans cette deuxième phase d'accueil, il y a une exploration de tout ce que cette rancœur engendre dans la vie : les comportements, certains types de sentiments, d'actions, de non-actions, de pensées. Dans cette étape, j'apprends petit à petit à accueillir ces processus et à voir quels liens ils ont avec mon histoire personnelle, voire familiale.
Réel : Une sorte d'action de repérage ?
J.C.G. : Exactement. Mais dans l'accueil, il y a quelque chose de plus, quelque chose de l'ordre du cœur.
Réel : Quelqu'un qui est dans la rancœur peut-il ouvrir son cœur ?
J.C.G. : Ce n'est pas ouvrir son cœur à l'autre dans un premier temps. C'est d'abord ouvrir son cœur à soi-même, à ce qui est ressenti, que ce soit douloureux, honteux ou inconfortable. Dans cette profondeur rencontrée, souvent l'accompagnement d'un thérapeute peut être nécessaire. Bien sûr, ce n'est pas magique, cela demande du temps : le temps de la réconciliation avec soi-même. Ce faisant, c'est commencer à entrer doucement dans un " oui " à ce qui est là. Ce n'est pas toujours aisé d'ouvrir son cœur là où il y a blessure, et parfois cela peut prendre des mois ou des années. Je pense à une personne que j'ai accompagnée et qui avait beaucoup de haine par rapport à son père. Cela a été un chemin très long pour alchimiser ces sentiments de haine en gratitude.
Dans cet itinéraire, la troisième étape consiste à repérer ce à quoi je tiens en restant dans la réaction. Parfois, nous préférons alimenter notre blessure ou notre orgueil plutôt que de nous mettre debout, face au monde et face aux autres. D'autres fois, nous restons attachés à des fidélités transgénérationnelles sans en être conscients... Se tourner vers le vivant, c'est accepter de lâcher ces attachements morbides.
Là s'ouvre la quatrième étape : celle du choix et de la responsabilité. En choisissant la vie, je renonce à la victime que je croyais être. Et cela implique aussi le deuil de tous les bénéfices qui y sont rattachés.
Le mouvement naturel de la cinquième étape, c'est l'ouverture à la vie, à l'autre, et à sa responsabilité d'humain en marche. Ouvrir son cœur, c'est donner du " oui " à l'enfant que j'ai été et à l'adulte que je suis, afin d'aller vers une cicatrisation.
Réel : C'est dire " oui " à la vie ?
J.C.G. : Chacune des étapes est un oui à la vie. Accepter de dire : " Je mets de la conscience ", c'est déjà dire oui à la vie. Entrer dans l'intimité de ce cheminement, c'est accepter de danser avec la vie.
Réel : Quand nous ne nous écoutons pas, nous sommes dans la mort ?
J.C.G. : Quand nous n'écoutons pas ce qui se passe en nous - on peut appeler cela du déni - il y a quelque chose de l'ordre du non-vivant, du non-respirant. Mais, Dieu merci, nous connaissons tous des moments d'éveil, plus ou moins longs, plus ou moins intégrés, dans lesquels le jeu de la grâce oeuvre au retournement spontané !
Réel : Pourquoi emmenez-vous vos patients dans le désert ?
J.C.G. : Le désert crée de l'érosion. Il érode à la fois nos petits enfermements, nos petits côtés névrotiques, nos limites, nos obsessions. Il oeuvre malgré nous en érodant notre psyché.
Réel : Pourquoi ?
J.C.G. : J'en suis le témoin. Ce qui naît de cette érosion, c'est de la place laissée à l'Etre. Comme si quelque chose se desserrait, se déliait. Je revois cette jeune femme dans le désert blanc d'Egypte qui dit avec émerveillement pour la première fois de sa vie : " Je sens ce que c'est que la liberté intérieure ! ".
Réel : Pourquoi dans le désert ?
J.C.G. : Il y a l'espace, il y a la lumière, il y a le silence. Très peu de choses extérieures pour éveiller nos systèmes de réactions, d'attractions, de projections. Le désert nous enseigne le relâchement, l'humilité, le dépouillement. Il nous convie à l'essentiel et, en ce sens-là, nous initie au retournement.
Réel : Pourquoi organisez-vous des ateliers de rebirth en eau chaude ?
J.C.G. : Autant le désert nous invite à pressentir ce que nous sommes dans notre nature originelle, autant l'eau chaude, dans un premier temps, va nous permettre d'aller écouter là où c'est justement noué, serré, coincé. L'eau chaude - nous travaillons à température de la vie intra-utérine - nous met dans un contexte régressif dans lequel notre inconscient peut s'exprimer à travers notre corps. En intimité avec nous-même, la respiration consciente activée nous donne accès à nos vécus traumatisants, aux émotions que nous avons refoulées et qui ont pu engendrer certaines décisions de vie limitantes. Alors, petit à petit, l'énergie de vie revient et se remet à circuler. L'instant devient joie, gratitude, célébration.
D'une certaine manière, avec le désert ou dans l'eau chaude, nous orientons notre vie vers la vastitude de l'Etre.
Réel : Vous méditez dans vos groupes ?
J.C.G. : Je préfère dire qu'il y a toujours de la place pour des moments où nous sommes plus attentifs à la Présence que nous sommes. Cela prend parfois une forme méditative. J'aime particulièrement proposer la pratique soufie de la danse tournante, des moments d'assise ou de marche consciente.
Réel : L'objectif étant ?
J.C.G : De savourer le parfum qui émane de l'Etre quand nous nous permettons d'être en contact avec sa beauté.
Propos recueillis par Georges DIDIER