Il faut louer la vertu de Gisèle Pelicot pour avoir demandé un procès public. Mais avait-elle le choix ? Ce qu’elle a subi pendant dix ans dans le silence, la dénonciation presque fortuite de ces crimes, les sempiternelles explications des violeurs sont “les marques de la civilisation”, estime cette journaliste espagnole : c’est la société tout entière qui est responsable de ces viols.

Le procès en public des viols de Mazan s’est ouvert, du nom de cette bourgade du Vaucluse où durant presque dix ans Dominique Pelicot a drogué et violé son épouse avec des inconnus contactés sur Internet. Les crimes ont été inventoriés par le mari lui-même, et 52 agresseurs ont été identifiés.

Quand j’ai découvert cette affaire, je n’ai pas été surprise, je dois le reconnaître. Nous qui à force de travail nous sommes construit une conscience féministe, nous qui nous formons pour opposer des faits aux mythes, nous savons, contrairement à ce que la tradition populaire perpétue, que le foyer est le cadre le plus courant des violences sur les femmes et les mineurs, et non l’espace public. Les chiffres sont sans ambiguïté : derrière les murs de nos maisons, eux sont protégés, elles sont vulnérables. Aucune surprise donc, mais une grande douleur, voilà ce que j’ai ressenti, comme beaucoup d’autres. Une douleur dans les muscles et dans le ventre, une douleur au corps, une douleur à la raison.

Et puis, rapidement, cette douleur a été apaisée par le baume que la dignité de Gisèle, l’ex-épouse de Dominique Pelicot et la principale victime de l’affaire, avec d’autres femmes, est venue passer sur le répugnant récit qui nous est servi depuis quelques jours dans les médias. Elle, cette femme entière, prudente, modérée et modeste, a voulu que ce procès, qui devrait durer jusqu’à la fin de l’année, se tienne en public. Pour que la honte change de camp, pour que ce ne soit pas elle qui ait à dissimuler son visage, mais ses agresseurs.

La femme vertueuse, notre fausse consolation
Un triomphe moral, une croisade juste, le minimum qu’elle pouvait exiger : c’est ainsi que j’ai perçu la décision de Gisèle et sa présence devant la cour, telle une Ana Orantes [une Espagnole victime de violences conjugales], une Hypatie [philosophe de la Grèce antique assassinée], une Jeanne d’Arc. En fait, à travers le récit médiatique de sa décision si difficile à prendre, si facile à s’approprier, j’ai accepté, brièvement mais sans broncher, l’archétype de la femme vertueuse qui finit victorieuse dans la résistance (pas dans l’attaque), dans le calme (pas dans la colère). Une guerre qui se gagne et qu’on enterre, comme dans ce petit roman d’Alessandro Baricco, en engageant le corps, certes, mais “sans sang” [Sans sang est paru en 2003 aux éditions Albin Michel]. Je suis maintenant embarrassée d’avoir eu de tels sentiments.

Une chose est sûre, je comprends d’où viennent ces maigres consolations auxquelles je ne suis pas la seule à céder – c’est pour cela que j’écris ici, d’ailleurs. Les médias reproduisent à l’envi cette image de sainte, animés des meilleures intentions, ne faisant là que souligner ce que nous sommes tous tentés de croire : qu’il faut l’exceptionnelle vertu d’une femme pour racheter l’exceptionnelle violence d’un homme (52 hommes identifiés, en l’occurrence).

En réalité, il n’y a là rien d’exceptionnel. Je ne suis pas la seule, j’en suis sûre, à avoir fait des recherches, à avoir lu, à avoir voulu en savoir plus sur ces viols de Mazan, pour tenter de comprendre, de trouver des réponses. Comment ? Pourquoi ? Des questions vaines, et dangereuses, car évidemment nous en connaissons d’avance les réponses. Ces réponses bien connues expliquent les amendes de 540 euros infligées à des patrons de Murcie pour avoir livré des enfants à la prostitution, les assassinats de la mannequin suisse Kristina Joksimovic et de la marathonienne ougandaise Rebecca Cheptegei, ou encore les deux derniers cas de violences sexistes présumés surgis en moins de 24 heures en Espagne, pour ne citer que quelques exemples récents, chez nous et ailleurs dans le monde.

Non, ce n’est pas de la barbarie, c’est un viol social

Entre titres racoleurs et dépourvus de la moindre humanité et textes dégoulinants de condescendance, avec un regard sur les rapports hommes-femmes à la fois timoré et faux, ce sont les mêmes mots qui reviennent comme une litanie : “brutal”, “sauvage”, “barbare”. Pourtant, rien dans les faits ne permet de voir un comportement primitif ou bestial de la part de Dominique Pelicot ou de ses complices. Qu’y a-t-il de barbare dans le recours systématique, presque millimétré, à des drogues légales obtenues sur prescription ? Qu’y a-t-il de sauvage dans l’organisation et la planification de ces viols sur un forum en ligne ? Où voyez-vous de l’animalité dans le fait de filmer tous les viols, pour ensuite les classer avec minutie par date et par nom dans un dossier d’ordinateur intitulé “Abus” ?

Ces adjectifs vides de sens dispensent de regarder, d’observer et de décrire la réalité. La réalité, c’est une affaire dans laquelle la victime avait déjà consulté son médecin, car elle s’inquiétait des effets sur sa santé physique et mentale de ces violences sexuelles qu’elle ignorait alors, sans pour autant que soit sonnée la moindre alerte médicale, sans que s’enclenche le moindre dispositif de protection. La réalité, c’est que cette vaste machination a été découverte par hasard, car aucun des hommes au courant de ces délits (pas même ceux qui ont refusé l’offre de Pelicot) n’a jugé bon de dénoncer les faits aux autorités compétentes.

Non, ici, il n’y a pas une once de barbarie, rien que les marques de la civilisation. Un tel crime ne se commet que collectivement. C’est un viol social. Et c’est de le savoir, de penser à toutes les pièces de la société qui ont dû s’emboîter pour que ces violences se produisent dix années durant, c’est de là que vient la douleur que nous tentons de masquer par des remèdes banals, humains, mais erronés. Car il est douloureux d’entendre toujours les mêmes excuses (“Je ne savais pas, je n’ai pas compris, je n’ai pas pu m’en empêcher”), les mêmes explications rebattues (“J’en ai besoin et elle me le refuse”), la même posture victimaire dont ils parent ce qui sont ni plus ni moins que les conséquences de leurs actes. Bref, les mêmes réponses que nous connaissons déjà, la même sempiternelle histoire.

La seule voie permise

Regardons les choses en face : quel autre choix avait Gisèle à part le procès public et la posture de l’héroïne antique ? Aucune autre décision n’aurait été respectée d’emblée, toute autre attitude aurait été passée à la loupe. La victime de la “manada” [la meute] avait-elle vu son anonymat respecté, avec ses nom, prénom et coordonnées dispersés aux quatre vents sur Internet ? Avait-elle eu droit à la dignité ?

Gisèle, j’imagine, savait à quoi s’en tenir, elle a été bien conseillée, et elle a pris la seule voie qui en réalité lui était permise. Son image publique relève de la légitime défense contre nos crimes collectifs. Car, non, la honte n’a pas changé de camp, et elle ne changera pas de camp tant que nous ne sentirons pas tous, dans notre chair, cette douleur insupportable, celle de savoir que nous faisons partie du problème.

María Díaz